Le petit cheval
de St Barnabé.

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Le petit cabanon du village nègre

Vers la fin des années vingt, on moissonnait la lavande à St Barnabé. La lavande sauvage, car dès le début de juin, entre le Village Nègre et le Champ de la Lune, une pruine gris bleuté s’installait entre les rochers, s’intensifiant à mesure que l’été avançait. On dit que maintenant un champignon a fait périr bien des plants, mais à cette époque, le plateau tout entier ondulait de vagues immobiles d’un bleu violet profond.
Dès que le « grain » était formé, mais la fleur pas encore éclose, Grand-père Eugène, accompagné de ses enfants, Marie (qui deviendrait ma mère) et Marcel ainsi que de quatre ou cinq ouvriers journaliers, montait de Tourrettes pour s’installer dans les deux  petits cabanons qu’il avait construits entre les rochers contorsionnés, dans la solitude du Village Nègre.
Grand-Mère Elisa, elle, restait au village car il fallait s’occuper du café qui était le plus fréquenté du pays.
La lavande se moissonnait à la faucille. Tôt le matin, en fait dès le lever du jour, afin de pouvoir travailler avant la chaleur de la mi-journée, on se courbait sur les touffes odorantes. On saisissait une poignée de tiges de la main gauche, que l’on coupait à mi-longueur d’un mouvement circulaire et précis de la grande lame courbe. On jetait alors la poignée de lavande sur une grande pièce de toile de jute étalée au sol à proximité. Lorsque le tas était suffisant, on repliait et ficelait la toile pour en faire un ballot d’une vingtaine de kilos. Tout le monde avançait en une ligne plus ou moins régulière, le terrain étant tout encombré de rochers. On progressait petit à petit l’échine courbée, en prenant garde où l’on envoyait les mains, car en plus des ronces et des églantiers dont les épines vous griffaient, il risquait d’y avoir des vipères ou des lamberts, ces gros lézards verts qui, s’ils vous mordaient, ne vous lâchaient plus.
Le soleil parvenu au zénith, on arrêtait tout et on se réfugiait à l’ombre du bouquet de chênes ou d’érables le plus proche du petit cabanon. Les hommes déroulaient leur taïola, la longue ceinture de flanelle rouge qu’ils portaient autour des reins et ôtaient  leur chemise pour en sécher la transpiration au soleil. Il fallait faire attention à ne pas prendre mal en se mettant à l’ombre trop rapidement.
Marie, la jeune fille de la famille apportait alors le repas de midi. Des tomates, des oignons frais, des olives, des anchois au sel. Et un grand pain rond, dont Grand-père distribuait de larges tranches qu’on arrosait d’huile d’olive et de vinaigre ; une bouchée de pain, une bouchée de légumes. Pour les adultes, il y avait toujours un verre de piquette rouge qu’on tirait d’une gourde qui était restée au frais. Pour tout le monde, de l’eau de la citerne. On discutait de tout en faisant des plaisanteries ; des nouvelles automobiles, du temps qu’il allait faire, du temps qu’il y avait eu au printemps, des guerres de Mussolini, des exploits de Mermoz et des conquêtes de Tino Rossi.
Puis on consacrait une bonne heure à la sieste, plaisir bien mérité, avant de reprendre la cueillette. Marie et Marcel pendant ce temps jouaient au ballon ou cherchaient des nids de bourdon pour en presser le miel.
Dès que la chaleur était un peu moins forte, on reprenait la récolte. C’est que l’on n’avait que trois semaines ;  le 20 juillet, il fallait être de retour à Tourrettes pour la fête de la Madeleine, car il n’y avait qu’Eugène pour tenir le bar les jours d’affluence.
Lorsque le soleil déclinait, Il fallait étaler la lavande coupée en de grandes lignes sur le pré, afin qu’elle respire, et qu’elle commence à sécher. Mais pas trop, et il fallait la remuer le lendemain avant de la remettre dans les ballots. Cette tâche accomplie, on se préoccupait de la soupe. On épluchait les légumes qu’on avait monté des jardins du village : courgettes, haricots en grain, tomates, quelques fèves parfois et bien sûr des pommes de terre. On partait à la cueillette de quelques herbes pour la compléter : «pèbré d’aï », farigoule ou jeunes pousses d’ortie. Le tout mijotait pendant deux grandes heures avant d’être servi avec le reste du pain émietté dans l’assiette.
Après le repas, les enfants s’asseyaient face à l’immense voûte céleste. Ils éprouvaient toujours une admiration mêlée de crainte devant de si nombreuses étoiles, enveloppées d’un si grand silence. Un des journaliers, Paolo, ancien berger piémontais connaissait les constellations et tenait souvent compagnie aux enfants. Il leur expliquait où trouver l’étoile polaire à partir de la Grande Casserole, pointait le majestueux W de Cassiopée ou les laissait deviner le Cygne, juste au-dessus de leurs têtes : la queue, le cou et les ailes. Il était né au mois de juin et déplorait chaque fois qu’en été on ne pouvait voir sa constellation à lui : les Gémeaux. Il  racontait si souvent l’histoire des ces deux frères inséparables, Castor, le dompteur de chevaux et Pollux, le boxeur, que Marcel, en le raillant, ne l’appelait plus que « Pollux ».

Lorsqu’on avait rempli une dizaine de ballots de lavande, il fallait les porter jusqu’à Tourrettes à dos d’homme. On traversait le plateau à travers la garrigue, on passait le col du Caïre et on descendait jusqu’au village par un sentier mal empierré, sinueux et abrupt. C’était une marche de trois bonnes heures, et pénible, surtout pour des hommes chargés d’une quarantaine de kilos. Sur la place du village, Eugène vendait la lavande au poids à un courtier venu de Grasse. Il y avait d’âpres discussions quant à la taille des épis ou la qualité de la fragrance. Le marché conclu, les ballots partaient à l’usine de parfums où la plante était distillée pour donner quelques litres d’extrait.
Un jour, après un marchandage particulièrement dur, le Grand-père consulta la Grand-mère qui était une femme d’affaires particulièrement avisée. Le courtier prenait sa commission, et il exagérait, faisant baisser le prix payé. Quelques litres d’extraits valaient plus d’argent que des kilos de plantes. On pouvait distiller à St Barnabé, on ne serait pas obligé de descendre si souvent, on gagnerait du temps, on récolterait plus.
Ce fut décidé et Eugène partit à Grasse par le train des Pignes. Il revint le lendemain avec un matériel volumineux que les employés du Chemin de Fer déposèrent en plusieurs colis sur le quai de la petite gare de Tourrettes. Il y avait là un réchaud à charbon, une énorme cuve de zinc, une jarre pansue, des tuyaux, des serpentins accompagnés d’une demi-douzaine de récipients plus petits. Tout était enveloppé de papier gris, mais quelques déchirures laissaient voir la douce lumière du cuivre rouge. Il en était fier, le Grand-père, mais il commençait à se demander comment transporter un tel attirail, surtout jusqu’à Saint- Barnabé. Il demanda à l’un des voyageurs qui montait au village de lui faire envoyer une charrette, et décida à ce moment qu’il lui faudrait une mule ou un cheval. Le soir, il en parla à la Grand-mère : bien sûr, c’était une grosse dépense, mais il était certain que cela serait couvert dès la saison prochaine par le surplus de bénéfices, et puis, on ne pouvait quand même pas laisser un tel matériel au cabanon quand on n’y était pas. Elisa approuva et se souvint même qu’on lui avait dit au café que Coulomb, celui de St Barnabé, avait un poulain de dix-huit mois qu’il désirait vendre.

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La porte de l’écurie

Aussi, dès le lundi d’après, lorsque l’équipe remonta sur le plateau, le Grand-père, accompagné des enfants tout excités, fit le bout de chemin qui menait du cabanon au hameau. Après avoir marché un kilomètre, ils se trouvèrent devant une écurie, à l’ombre d’un grand orme, tout près de la chapelle. Le vieux fermier, fourche en main, était occupé à sortir le fumier au milieu d’une multitude de poules qui picoraient autour de lui. Le Grand-père annonça la raison de sa visite, et le vieux ouvrit toute grande la porte à deux battants. Eblouis par la clarté de ce matin d’été, les enfants ne distinguèrent que deux grosses formes sombres qui bougeaient dans la pénombre. Le père Coulomb pénétra dans l’écurie et revint avec le plus joli petit cheval qu’on eut jamais vu. Il était rond et un peu pataud, d’une belle robe couleur châtaigne avec le crin et les pattes noires. Il avait une tête fine avec une étoile blanche, un regard paisible et de petites oreilles. Le poulain annonçait déjà un cheval de trait vigoureux et trapu. Le fermier lui fit faire le tour de la placette pendant que le Grand-père observait attentivement l’allure et le pas de l’animal. Puis il fit un signe au père Coulomb et tous deux commencèrent une discussion à mi-voix qui sembla assez vive mais qui se termina par une poignée de main vigoureuse. Tout en sourire, le Grand-père Eugène prit la longe et la confia à Marcel qui trépignait de joie. Le cheval approcha son museau humide et doux de la main de Marie qu’il renifla. Elle lui caressa le chanfrein et déclara qu’il était aussi fort et aussi gentil que Pollux. Alors, c’est qu’il s’appellera Castor dit Marcel.
Ils revinrent au cabanon à pied, le Grand-père tenant la bride, et les enfants marchant de côté pour ne pas quitter une seule seconde le petit cheval des yeux. Le Grand-père, sachant que Castor venait d’être sevré et n’avait pas encore été complètement débourré, ne voulait pas le brusquer dès le premier contact en autorisant Marcel à le monter. Pour la première journée, on mit donc le petit cheval à la pâture, dans une clairière ombragée, tout près du cabanon du bas, là où l’herbe restait verte même au cœur de l’été. Puis chacun reprit sa tâche, car il fallait installer l’alambic et son alimentation en eau. Le soir, tous firent une fête au petit cheval, on le fit trotter en l’admirant ; certains parmi les journaliers pensaient que c’était un Auxois, d’autres un Ardennais. La nuit venue le Grand-père attacha la bride à un anneau scellé dans une pierre du cabanon.
À la prime aube, tout le monde fut réveillé par un cri suivi de lamentations et de sanglots. Ne pouvant plus dormir, Marie était sortie, impatiente de revoir le petit cheval… Mais Castor avait… disparu ! Sûr qu’un jaloux l’avait volé, misère ! Ce n’était pas possible, pas possible ! Le Grand-père, très  calmement déclara qu’il ne fallait pas s’énerver, qu’il savait où était Castor. La preuve, la bride n’était pas coupée, mais rongée. Il mit ses chaussures et fit signe aux enfants de le suivre. Ils refirent le chemin vers le hameau, à pas hâtifs, dans la fraîcheur du petit matin. Quand ils arrivèrent en vue des grands chênes millénaires qui annoncent l’emplacement de Saint-Barnabé, ils entendirent un renâclement auquel répondit aussitôt un hennissement étouffé. Le petit cheval Castor était là, devant la porte de l’écurie, essayant d’ouvrir en pesant sur le battant. Le bruit avait réveillé les Coulomb qui sortaient sur la placette. Un de leurs chiens aboyait frénétiquement et les femmes avaient un air inquiet.
Le Grand-père dit simplement c’est Castor, il voulait revoir sa maman.
Puis les jours et les années passèrent. Castor avait appris à transporter le grand attirail des trois alambics qu’on utilisait maintenant. Ce matériel n’était pas vraiment pesant, mais il était volumineux et bruyant. Castor descendait ainsi tout au long du chemin du Caïre dans un tintamarre de casseroles, sa charge hétéroclite rutilant au soleil couchant et les enfants des environs qui l’entendaient venir de loin, se précipitaient pour le voir passer. Castor était devenu une personnalité incontournable du village. Lorsque le Grand-père Bareste pouvait monter garder les alambics au cabanon, Marie et Marcel se hissaient  sur Castor. Ils n’avaient pas besoin d’utiliser les rênes : Castor connaissait le chemin. L’hiver, le Grand-père logeait Castor dans une confortable écurie, élevée de quelques marches au-dessus de la route, juste à côté de l’hôtel Cresp. Et chaque fois que le Grand-père passait devant et l’appelait, le cheval le reconnaissait et hennissait de plaisir.
Puis vint une période de tumultes, si violents qu’ils n’épargnèrent même pas le vieux village perché sur sa colline. Les hommes furent mobilisés. Puis un jour, on entendit le canon, là-bas vers le Mont Agel. On vit passer des avions au ras des baous. Il y eu au village des nouveaux arrivants. Des personnes célèbres qui se faisaient discrètes, l’air perpétuellement inquiet. D’autres étrangers arrivaient en camions gris et faisaient sonner leurs bottes cloutées en rythme binaire sur le pavé des rues. Ce fut trois de ceux là qui un jour de 1943 se présentèrent chez  Eugène. Il y avait deux grands barbares casqués, encadrant un petit rondouillard qui portait un calot minuscule. C’est ce doryphore vert-de-gris qui tendit un papier en prononçant deux mots d’un ton revêche : chifal rekizitsionn !
C’est ce jour là que toute la famille, le cœur déchiré empli d’une rage impuissante, vit partir Castor, marchant de son bon pas paisible et mené par un feldgrau ridicule vers un avenir sans soleil.

 Récit raconté par Colette Lambert-Mattéo, recueilli par Alain Sunyol, juillet 2011.