Le randonneur qui entreprend, par l’extrémité du chemin St Martin, de gravir la sente abrupte qui monte vers le château des Courmettes verra à mi-hauteur sur sa gauche, un modeste piton, maintenant très touffu et dominé par quelques grands pins. Si curieux il s’y aventure, il découvrira dans les broussailles des morceaux de ferraille et une plateforme de maçonnerie. Ce lieu solitaire est dénommé par les vieux Tourrettans «le Castel des Annamites». C’est une appellation insolite mais qui a son histoire.
Démobilisé de l’Armée de l’Air à la suite de la défaite de 1940, mon oncle Albert n’avait pas deux thunes en poche mais il avait un sens aigu de l’observation et une sorte de sixième sens en mécanique.
C’était l’époque où le vainqueur allemand et son supplétif italien raflaient toutes les réserves d’essence et, même en zone libre, seuls les automobilistes prioritaires comme les médecins pouvaient obtenir des bons pour remplir leur réservoir. Pour les autres, il fallait avoir recours à un encombrant palliatif : le Gazogène. Comme son nom l’indique, ce dispositif générait du gaz inflammable qui était injecté directement dans le carburateur du véhicule. On entassait du charbon de bois dans une chaudière cylindrique, on l’allumait et on réglait l’arrivée d’air pour que la combustion soit imparfaite et que le gaz carbonique dégagé repasse par le foyer pour être réduit. L’engin produisait du monoxyde de carbone et, sur certains modèles dans lesquels on injectait un peu d’eau, de l’hydrogène. Ceci suffisait à faire tourner le moteur (quand la goulotte d’alimentation n’était pas obstruée par les goudrons). La consommation de charbon de bois était importante, et la demande dépassait largement la maigre production des Alpes-Maritimes. Aussi, l’oncle Albert, s’associant avec un certain Lefevbre, acheta des coupes de bois. L’affaire fut d’autant plus aisée que le charbonnier ne s’intéresse pas à la haute futaie, les petits rameaux et les buissons lui suffisent. On installa un four d’abord à Coaraze, puis au cours de l’année 1941 à Tourrettes. On commença par suivre la méthode ancestrale en recouvrant de terre le tas de bois incandescent. Mais la méthode, lente et pénible, donnait peu de rendement pour beaucoup de travail. On acheta alors une grande cloche de métal, en deux parties, dont on recouvrait le bois. Mais on ne faisait qu’une fournée à la fois. A Tourrettes, l’oncle Albert qui avait souvent des inspirations mécaniques, imagina d’asseoir le tas de bois sur une grande plateforme circulaire comportant un axe vertical au centre, un rail en périphérie et divisée en quatre par une croix de murets en demi-cercles. Un demi-dôme de métal, pivotant autour de l’axe et roulant sur le rail, s’adaptait exactement sur ces murets. On remplissait un des quarts du four pendant que deux se consumaient et que l’on pouvait vider le quatrième. Puis, la combustion achevée, on faisait pivoter le dôme d’un quartier et on renouvelait l’opération. C’était le charbon de bois en flux tendu…
Mais il manquait de la main d’œuvre. . .
L’administration française d’Indochine avait, début 40, désigné comme « volontaires », un contingent de jeunes Tonkinois qui devaient venir servir la France. Mais durant leur longue traversée, l’histoire les avait devancés et ils étaient arrivés à Marseille une fois l’armistice signée. Ils se morfondaient depuis, inutiles et enfermés dans une vieille caserne. L’oncle Albert proposa à l’administration d’en employer certains. Il y en eut une vingtaine qui accepta, ravis de retrouver le grand air, la montagne et la forêt. Ils s’installèrent sur le chantier, discrets et travailleurs, aidant parfois les jeunes du village. Et les Tourrettans décrétèrent que là-haut c’était leur « château » : le Castel des Annamites.
En 1943, les troupes allemandes s’inquiétèrent de voir un dôme de métal dominer la route venant de Grasse, cela ressemblait trop à un nid de mitrailleuse. Un jour, des soldats firent irruption sur le chantier, démantelèrent les fours et dispersèrent les charbonniers.
Alain Sunyol